A presque dix années d'intervalle, deux hommes ont migré vers Chicago, berceau de la scène la plus populaire de la note bleue. Le premier, atterré à la célèbre mégalopole de l'Illinois en 1948, se nomme Amos Wells Blakemore Jr., qui sera plus connu sous l'enveloppe de Junior Wells. Le second, propulsé sur le même territoire en 1957, est Georges Guy, dont on va sauvegarder le légendaire surnom de Buddy Guy. Tous deux sont des orfèvres hors-pairs en matière de musique, crédités pour avoir délivré en 1965 ce que la critique considère, si ce n'est le meilleur, comme l'un des plus beaux bijoux du Chicago blues, à savoir l'album "Hoodoo Man Blues", contenant, parmi des compositions originales, de grands standards du blues, et élu album de l'année par Jazz Magazine en 1966. Ce recueil marque le début d'une longue collaboration entre eux, puisqu'ils réaliseront pas moins d'une dizaine de disques ensemble !
Rétrospectivement à ce singulier succès, Buddy Guy immortalisera sa propre influence par la sortie de "Stone Crazy!" en 1962. Il évoluera ensuite en tant que musicien de session au sein du cultissime label Chess Records, forgeant sa réputation en jouant pour Muddy Waters (notamment sur l'excellent "Folk Singer" de 1964, produit par Willie Dixon !), Howlin' Wolf (sur "The Real Folk Blues" de 1966, produit par Marshall Chess), ou bien Koko Taylor (sur sa première réalisation éponyme de 1969, aussi produit par Dixon !). Concernant Junior Wells, c'est en 1952 qu'il cristallisera son patronyme en remplaçant l'incroyable harmoniciste Little Walter (dont il tire toute son inspiration), lequel participait à la bande à Muddy Waters. En 1960, il enregistre son classique "Messin' With the Kid". Nos deux acolytes perfectionneront leur patte en Europe au sein de l'American Folk Blues Festival.
Les "Original Blues Brothers" (tel que l'entérine et rappelle leur œuvre de 1983) se réunissent en octobre 1970, accompagnés d'un solide quatuor du Chicago blues (A.C. Reed au saxophone, Mike Utley au clavier, Leray Stewart à la basse, Roosevelt Shaw à la batteire), ainsi que d'un certain Eric Clapton, attirant avec lui deux personnalités, Jim Gordon et Carl Radle, lesquels l'ont soutenu lors du génial album "Layla and Other Assorted Love Songs" d'août à début octobre de la même année. Ces deux derniers apporteront renfort sur le morceau d'ouverture de ce qui fragmente "Play the Blues", "A Man of Many Words". Clapton, épaulé par le turque Ahmet Ertegün (ayant produit Ray Charles, Buffalo Springfield, et du single "Strange Brew" de Cream !) et le grand Tom Dowd (John Coltrane, Charles Mingus, Derek and the Dominos, the Allman Brothers !). Cette pièce, fraichement écrite, résume à elle seule le ton savoureux de cette galette, au groove irrésistible, propulsé par le chant et les leads de Guy. Ce dernier et Wells alternent traditionnellement les parties vocales, comme ils l'ont toujours fait lorsqu'ils performent en binôme.
Outre son rôle de producteur, Clapton soutient l’œuvre en tant que guitariste rythmique."My Baby Left Me (She Left Me A Mule To Ride)" classique de Sonny Boy Williamson I, poursuit la rondelle, où l'on constate la puissance émotionnelle de Wells à l'harmonica, magnifiée par le toucher nerveux de Guy à la six cordes. "Come on in This House / Have Mercy Baby" renoue avec le blues langoureux en sa première partie, pour repartir de plus belle sur la seconde. "T-Bone Suffle" immense titre repris de T-Bone Walker, pionnier du blues électrique texan, et connu de tous les vrais aficionados, brille ici d'un charisme singulier. Buddy Guy ne cesse d'impressionner par son jeu chaud et fin. Il en est de même pour "A Poor Man's Plea" entrecoupé d'un solo d'harmonica intense, puis d'un chant exquis de Wells. Le hit récupéré de ce dernier, "Messin' With the Kid" laisse davantage de place au piano, précisément joué par Dr. John, lequel figure sur le premier album des Mothers of Invention de Franck Zappa !
En avril 1972, soit près d'un an et demi plus tard, sont capturés "This Old Fool et "Honeydripper", les septièmes et dixièmes pistes du vinyle. Avec ceux-ci ajoutés, "Play the Blues" voit le jour la même année, après un délai interminable pour causes contractuelles. Ces deux pièces sont incorporés par le J. Geils Band de Boston, formé en 1967. Junior Wells et Clapton ne sont pas présents à cette période, remplacés respectivement par les sublimes Magic Dick à l'harmonica et Jay Geils à la guitare. "Honeydripper" est un extrait instrumental des plus exotiques. "I Don't Know" et "Bad Bad Whiskey" au refrain entêtant, où l'on entend Clapton à la technique du bottleneck, sont issus des sessions d'octobre 1970.
Ainsi, Buddy Guy et Junior Wells signent ici leur œuvre majeure des seventies, après "Hoodoo Man Blues" lors des sixties, et, en cette fructueuse année 1972, aux côtés de "I'll Play the Blues for You" d'Albert King, "Bad News is Coming" de Luther Allison, ou encore "Never Get Out of These Blues Alive" de John Lee Hooker, qui sont parmi les albums les plus inspirés pour chaque bluesmen. Nos deux héros vont continuer leur liaison artistique dans les temps à venir, notamment sur "Going Back" de 1981, ou "Pleading the Blues" de 1979. Wells expirera le 15 janvier 1998, laissant derrière lui une carrière inoubliable. Quant à Buddy Guy, il a aujourd'hui 88 ans, avec à son actif presque 30 albums. Il aura su réémerger à presque chaque début de décennie, puisque parmi ses albums les plus marquants figurent ceux de 1981, 1991, et 2001. "The Blues Don't Lie", de 2022, est actuellement son disque le plus récent. A plusieurs reprises, Stevie Ray Vaughan reprendra des classiques de ce dernier, lui apportant un soutien supplémentaire bien mérité. Enfin "Play the Blues" est indubitablement un fabuleux témoignage du blues, à posséder de toute urgence.
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