On oublie parfois que les femmes ont joué un rôle très important dans le développement du blues, affilié aux bourgeonnement de l'industrie musicale. Le vaudeville, genre de théâtre comique né en France pas plus tard qu'au XVème siècle, faisant acquisition d'un tel nom dès le XVIIIème siècle, et dont la popularité ne cesse de croître jusqu'au XIXème, apparaît aux États-Unis aux alentours des années 1860, sans doutes due aux connections avec l'ancienne colonisation française des Amériques. Cette forme de divertissement va servir de tremplin à la culture blues, auparavant surtout cantonnée à la situation difficile des africains-américains. Parmi une pléthore de femmes, on en retient souvent trois : Gertrude "Ma" Rainey, qui est une des premières comédiennes noires à intégrer le blues à l'aube du XXème siècle ; Mamie Smith, la première à délivrer un succès commercial avec "Crazy Blues" en août 1920, favorisant le marché du disque spécialisé pour les gens de couleur ; Bessie Smith, laquelle, signée chez Columbia Records, va obtenir le salaire le plus élevé pour un artiste noir dans les années 1920.
En dehors du vaudeville, on a Sister Rosetta Tharpe, anticipant le rock'n'roll de Chuck Berry et Little Richard ; Elizabeth Cotten, grande maîtresse du folk-blues, ou encore Memphis Minnie, ayant écrit "When the Levee Breaks" en 1929, qu'un certain groupe de hard rock a récupéré quatre décennies plus tard. Lors de la seconde grande migration, on peut compter des femmes telles que Koko Taylor, qui a côtoyé Willie Dixon et Chess Records, et une autre, qui a été en relation avec la crème du blues d'après guerre, Willie Mae Thornton, plus connue sous le nom de Big Mama Thornton.
Par le biais de la découverte de Bessie Smith et Memphis Minnie, qu'elle idolâtre, mademoiselle Thornton s'initie d'elle-même au chant, à l'harmonica, et à la batterie, et ce, dès son plus jeune âge. A la suite du rude décès de sa mère durant son adolescence, elle quitte le milieu scolaire pour devenir nettoyeuse de crachoirs, mais la lumière vient à se présenter à elle sous peu. En 1940, la demie-sœur de Bessie Smith en personne, Mary McClain, l'encourage a passer audition après l'avoir entendue chanter lors de son pénible travail. Elle remporte ce concours, et vient à divertir une bonne partie des États-Unis, jusqu'à finir par être surnommée la nouvelle Bessie Smith.
Au tournant des fifties, elle commence à capturer ses tous premiers titres, notamment au sein de Peacock Records (Little Richard, Memphis Slim). C'est en août 1952 que notre grande dame enregistre "Hound Dog", titre allant immédiatement obtenir un fort succès, puisque outre sa performance commerciale, il sera repris par Elvis Presley, dont nous connaissons davantage la version, accouchée trois ans plus tard. Alors que le King percevra une délectable entrée financière, Willie Mae n'aura presque pas l'ombre matérielle de sa signature artistique... N'abandonnant pas pour autant, elle se relocalise en Californie à l'arrivée des sixties, où elle cristallise pour Arhoolie Records (Mississippi Fred McDowell, Lightning Hopkins) "Ball and Chain", en 1961, dont on se souvient du repassage culte commit par l'ancien groupe de Janis Joplin, Big Brother and the Holding Company, sur "Cheap Thrills" de 1968. Grâce à Joplin, Thorton sera récompensée d'un salaire bien mérité.
Elle participe en 1965 à l'American Folk Blues Festival, qui introduit en Europe la majorité de ses meilleurs promoteurs, tels que Muddy Waters, Howlin' Wolf, Jimmy Reed, ou Son House. Durant cette tournée, madame Thornton se fixe à Londres le 20 octobre, où elle construit son originelle offrande au notable Wessex Studio (lequel va plus tard être un lieu privilégié des éructions punk ! Sex Pistols, Generation X, The Clash...) en compagnie de diverses célébrités dont certaines se sont également tenues au festival : Buddy Guy à la guitare, Fred Below à la batterie (le batteur sur "Johnny B. Goode"), Eddie Boyd au clavier, Jimmy Lee Robinson à la basse, et Walter Horton à l'harmonica. Fred McDowell se joint à l'équipe sur deux morceaux. Intitulée 'In Europe", elle sort en été 1966, toujours chez Arhoolie Records.La lecture de cette galette s'amorce sur "Swing It On Home", un rythm & blues véloce et efficace, où l'on anticipe le rock'n'roll. S'ensuit l'un des titres les plus intenses de ce recueil, "Sweet Little Angel", qui est un arrangement d'un standard blues issu du travail de la pharamineuse Lucille Bogan, une influence certaine sur Thornton. Tout y est : les leads fins et expressifs de Buddy Guy, le doigté d'Eddie Boyd au piano, le rythmique langoureuse servie par Fred Below, tout ceci couronné par les cordes vocales célestes de la diva Willie Mae. Cette dernière manifeste également ses compétences aux percussions et à l'harmonica sur le voluptueux "Your Love is Where It Ought to Be", le vitaminé "Session Blues", avec l'accompagnement génial de Horton à l'harmonica ; l’instrumental "Down-Home Shake-Down" dénote le savoir-faire de la Big Mama sur le petit instrument à vent.
Le nouveau rendu du classique "Hound Dog" se pare d'un quintette entier, contrairement à la version originale, tout aussi excellente, mais d'une approche plus primitive. On a aussi une reprise de "Little Red Rooster" de Willie Dixon, ainsi que deux magnifiques morceaux de pur delta blues traditionnel, "My Heavy Load" et "School Boy" nés de l'alliance entre Thornton et Fred McDowell, celui-ci nous plongeant soudainement au cœur des plaines du nord du Mississippi, dans ses forêts regorgeant de mélancolie.
Largement acclamée par la critique (Chris Strachwitz, administrateur d'Arhoolie Records, la décrira comme la plus sensationnelle interprète féminine que la terre ait connue !), qui l'habille d'éloges justifiées en la comparant donc à Bessie Smith, Ma Rainey, ou encore la chanteuse de gospel Mahalia Jackson, la "queen" de l'Alabama se paye le luxe, en avril 1966 d'être couverte par le Muddy Waters Band (dont Otis Spann au piano, James Cotton à l'harmonica, Francis Clay à la batterie...) à l'occasion de l'élaboration de son second opus, en parallèle à son passage au légendaire Monterey Jazz Festival, dans lequel elle a figuré en 1964, puis en 1968. Ayons en tête que c'est dans l'édition "Pop" du Monterey, en juin 1967, que Janis Joplin et son peloton californien réactualiseront de manière magistrale la composition de Thornton, "Ball and Chain". Elle tentera de capitaliser de nouveau sur ce titre avec le split homonyme de 1968, mais sans succès.
La "Big Mama" fera cependant encore parler d'elle en apparaissant à divers festivals, dont l'American Folk Blues de 1972, le Newport Jazz de 1973, ou le San Francisco Blues de 1979. Elle disparaitra à 57 ans en juillet 1984 à la suite de complications de santé dues à une consommation d'alcool trop importante sur le long terme. La même année, elle va être incluse au Blues Hall of Fame. De plus, quarante ans après, aujourd’hui, en 2024, l'imposante vocaliste pénètre le Rock and Roll Hall of Fame. Que de consécrations dignes de sa stature ! "In Europe", est un témoignage solide et influent mêlant musique gospel, soul, blues, et jazz, qu'un amoureux des racines de la musique américaine ne doit manquer sous aucun prétexte.
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